Le CPF, une bonne pratique à retenir pour les pays européens en matière de formation des adultes ? Sofia Fernandes, Directrice de l’Académie Notre Europe et chercheuse senior, Emploi et affaires sociales à l’Institut Jacques Delors nous éclaire sur le CPF avec une approche à la fois nationale et européenne.
En 2022, les 27 pays de l’Union européenne (UE) ont adopté une recommandation sur les comptes individuels de formation. Quel est l’objectif de cette initiative et s’inspire-t-elle du compte personnel de formation français ?
L’objectif de cette recommandation de l’UE est de répondre aux besoins de formation des citoyens et ainsi accroître le nombre de citoyens participant à des formations chaque année. Cette initiative s’inscrit dans le cadre de la Stratégie européenne en matière de compétences. Face à l’évolution des marchés du travail, qui sont notamment impactés par les transitions numérique et écologique, il est primordial de garantir que les citoyens s’adaptent en mettant à niveau leurs compétences. Cela doit leur permettre d’avoir non seulement de meilleures perspectives en termes d’accès à l’emploi et de rémunération mais aussi de participation citoyenne. La formation tout au long de la vie est ainsi un vecteur de promotion de l’équité et de l’inclusion sociale, tout en étant aussi un facteur de compétitivité pour l’économie européenne. En effet, elle permet d’offrir aux entreprises une main d’œuvre disposant des compétences dont elles ont besoin, sachant qu’aujourd’hui 77% des entreprises européennes déclarent avoir des difficultés à trouver des employés avec les compétences adaptées.
Cependant, s’il est impératif de se former tout au long de la vie pour relever les défis sociaux et économiques auxquels nous faisons face, la réalité est qu’aujourd’hui dans l’UE le taux de participation à la formation des adultes est encore limité. Selon Eurostat, seuls 37% des citoyens européens suivent une formation chaque année. L’objectif de l’UE en matière de formation des adultes est ambitieux : faire grimper ce pourcentage à 60 % d’ici à 2030. Cette moyenne européenne occulte des réalités nationales très diverses : en Suède et aux Pays-Bas, le taux de participation atteint déjà 64 %, alors que la Roumanie n’est qu’à 7% (la France a un taux de participation de 51%).
Le compte personnel de formation français est à ce titre perçu comme une bonne pratique dans la mesure où il offre un droit individuel à la formation universel (pour tous les individus, indépendamment de leur situation professionnelle) et transférable (notamment entre emplois). Cette initiative française – parmi d’autres, notamment le dispositif SkillsFuture à Singapour -, ont en effet inspiré la proposition de la Commission. Etant donné les compétences limitées de l’UE en matière sociale, cette recommandation de l’UE n’impose pas de contraintes aux Etats membres, mais leur fournit un ensemble de conseils pour la mise en place de comptes personnels de formation. Plusieurs critères concernant les comptes individuels de formation ont été définis, dont une bonne partie s’inspirent du CPF.
2022 est donc l’année où le CPF a inspiré une initiative européenne mais aussi celle où les arnaques au CPF ont explosé donnant une image négative du dispositif. N’y a-t-il pas un décalage entre la vision bruxelloise et la réalité française concernant le CPF ?
Les comptes personnels de formation sont perçus par Bruxelles comme un outil permettant de créer un droit universel à la formation tout au long de la vie, un droit que Jacques Delors appelait déjà de ses vœux en 1993. La recommandation européenne ne propose pas aux autres états membres de reproduire le modèle français, elle s’en inspire pour définir un ensemble de critères pour la mise en place de comptes personnels de formation, notamment : les droits acquis ne doivent pas dépendre du statut du bénéficiaire et ils doivent être cumulables ; chacun doit pouvoir accéder à ses crédits de formation via un portail numérique, qui doit également présenter l’offre de formation éligible au dispositif ; le compte doit inclure aussi des composantes liées à l’orientation et à la validation des acquis.
On peut tout à fait souligner les caractéristiques positives du CPF tout en reconnaissant que le dispositif fait face à un ensemble de défis. Vous avez mentionné la question des arnaques qui se sont multipliées en 2022. La loi contre la fraude qui a depuis été adoptée sera certainement un levier contre les abus et les fraudes. Mais le CPF fait face à d’autres défis plus structurels, notamment la question du financement, qui est insuffisant ou son appropriation par les citoyens, étant donné que de nombreux citoyens ne savent pas encore qu’il existe et/ou comment y avoir recours.
Et bien sûr, il y a une question fondamentale concernant la qualité de l’offre de formation, car il ne suffit pas d’augmenter le taux de participation à la formation pour garantir une main d’œuvre plus qualifiée et sécuriser les parcours professionnels, il faut aussi que l’offre de formation soit de qualité et en adéquation avec les besoins du marché du travail.
Justement, à ce titre, que pensez-vous de la mise en place d’une régulation avec un reste à charge pour chaque apprenant comme l’a proposé le Gouvernement ou la possibilité d’avoir un fléchage des formations du CPF vers les métiers en tension et les besoins de l’économie, comme l’a proposé la ministre Carole Grandjean ?
Concernant le reste à charge, c’est naturellement une initiative qui risque de freiner l’accès à la formation. Et ce serait une grave erreur de freiner l’accès à la formation de ceux qui en ont le plus besoin, à savoir les chômeurs et les travailleurs pas ou peu qualifiés. En termes d’accès à la formation, nous faisons face à un phénomène que l’OCDE appelle le “piège des emplois peu qualifiés”, selon lequel les personnes les plus qualifiées ont tendance à occuper les emplois les plus exigeants en termes de formation continue, ce qui contribue à son tour à perfectionner leurs compétences, alors qu’inversement, les personnes peu qualifiées ont plus de difficultés à identifier leurs besoins de formation et sont donc moins susceptibles de chercher une formation et de la suivre.
À ce titre, il est édifiant de noter que, en moyenne dans l’UE, la participation à la formation des adultes peu qualifiés se situe 40 points de pourcentage au-dessous de celle des adultes très qualifiés (18 % contre 58 % respectivement). En France, pour lutter contre cette inégalité d’accès, il est impératif d’exonérer de reste à charge non seulement les demandeurs d’emplois – ce qui est déjà prévu dans la proposition du Gouvernement – mais aussi les travailleurs pas ou peu qualifiés. Une fois qu’on a sauvegardé les publics prioritaires, s’il y a un ticket modérateur pour les travailleurs plus qualifiés qui ont un emploi, cela m’interpelle moins.
Enfin, concernant le fléchage des formations vers les métiers en tension et les besoins de l’économie, je pense qu’il faut avant tout souligner qu’il est important, dans un marché du travail en évolution, où de nombreux emplois sont/seront transformés voire vont disparaître, et d’autres encore seront créés, d’améliorer le travail d’anticipation des compétences pour les emplois de demain. Ce travail doit être mené en partenariat avec les organisations syndicales et les entreprises. Cependant, une fois que les besoins en compétences sont identifiés, l’orientation des individus vers ces formations ne doit pas se faire par la contrainte ou en limitant les formations éligibles au CPF. Il sera plus judicieux de choisir la voie de l’incitation, notamment en octroyant des abondements des droits de celles et ceux qui choisiront ces formations.
Quelles sont les pistes d’amélioration que vous proposez pour le CPF ? Et plus largement, quels sont les enjeux à relever en 2023 en matière de formation des adultes ?
Il y aurait beaucoup de choses à dire pour répondre à vos deux questions mais je vais me limiter à un élément de réponse pour chacune et je vais commencer par la dernière.
Pour 2023, comme pour les années à venir, un défi important à relever, en France et dans l’UE dans son ensemble, est celui de créer une véritable culture de l’apprentissage tout au long de la vie. Je le souligne car, selon une enquête réalisée par le Cedefop, le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle, 80 % des adultes qui ne se forment pas identifient comme première raison pour cela le fait qu’ils n’en ont pas la volonté. Cette réticence tient pour la majorité d’entre eux (78 %) au fait qu’ils estiment qu’ils n’ont pas besoin de se former davantage. Pour avoir une main d’œuvre plus qualifiée, il est incontournable que les individus prennent conscience qu’ils doivent, tout au long de leur vie, continuer à se former, que ce soit par des formations formelles, non-formelles ou informelles. Dans ce changement de culture, il est aussi impératif que les gouvernements et les entreprises perçoivent la formation des adultes comme un investissement et non un coût. La formation des adultes a certes une visée sociale – une société plus inclusive, une meilleure employabilité des travailleurs -, mais va également de pair avec un impératif économique – des travailleurs plus productifs et innovants pour les entreprises, pour une économie plus compétitive.
La piste d’amélioration du CPF que je voudrais mettre en avant rejoint ce que je viens de souligner : bien que le CPF existe depuis plusieurs années, il y a encore aujourd’hui un manque d’appropriation de ce dispositif : nombreux citoyens ne le connaissent pas encore (même si c’est certainement moins le cas aujourd’hui qu’il y a un an suite aux arnaques au CPF en 2022) ou ne savent pas l’utiliser. Il faut s’appuyer sur des relais au niveau des entreprises, des syndicats, des autorités locales et régionales, des services pour l’emploi, afin de faire connaître le dispositif et garantir que les individus y ont recours. La mise en place de « FranceConnect+ » pour sécuriser le CPF risque de complexifier l’accès aux droits : il faut des mesures d’accompagnement pour éviter ce frein.
Et pour conclure, je voudrais ajouter qu’il y a un élément du CPF sous utilisé qu’il faut promouvoir, qui est le système de notation des formations par les participants sur l’application. Cet outil fait peser une exigence de qualité sur les centres de formation – en plus de celle liée aux contrôles par les autorités publiques – et je pense que, face à l’essor de l’offre de formation, notamment en e-learning ou à distance, il est primordial de garantir que cela ne se fait pas au détriment de la qualité de l’offre de formation.
Propos recueillis par Sandrine Damie – Janvier 2023