L’organisme TRACFIN, chargé de la mise en œuvre de la réglementation anti-blanchiment (dispositif LCB/FT), vient de publier un nouveau rapport annuel qui souligne une persistance, voire une aggravation, de la fraude au compte personnel de formation qui s’est traduite par de nouvelles méthodes d’escroqueries déployées par les fraudeurs, ces derniers s’étant adaptés au renforcement du dispositif en fin d’année 2020.
Ce qui était déjà présent dans le rapport de 2020 :
Le compte personnel de formation (CPF), qui résulte de la réforme de la formation professionnelle entrée en vigueur le 1er janvier 201533 permet à toute personne active d’acquérir des droits à la formation mobilisables tout au long de sa vie professionnelle. Chaque actif dispose d’un CPF plafonné à 5 000€ et alimenté à hauteur de 500€ par an pour se former. Depuis le 1er janvier 201934, le CPF est
crédité en euros et non plus en heures. La monétisation de ce dispositif, sous le contrôle de la Direction des retraites et de la solidarité (DRS) de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), permet de rémunérer directement les organismes de formation par virement, pour chaque formation individuelle facturée.
En novembre 2019, les démarches en ligne liées au compte personnel de formation ont été facilitées. La création d’un compte ne mobilise désormais que six informations pouvant être facilement usurpées : nom, numéro de sécurité sociale, adresse, numéro de téléphone, adresse email, diplôme le plus élevé obtenu. Jusqu’à mi-décembre 2020, une fois créé, le compte était consultable et mobilisable en associant simplement le numéro de sécurité sociale et le mot de passe saisis lors de l’inscription.
Des escroqueries en bande organisée
La simplicité d’accès au compte a facilité les escroqueries commises, le plus souvent, en bande organisée. Dans ce cadre, les mécanismes de fraude mis à jour impliquent l’organisation de formations fictives avec usurpation de l’identité des stagiaires ou avec leur éventuelle complicité, permettant d’obtenir le déblocage des fonds disponibles au titre du CPF.
Les fonds acquis frauduleusement sont soit transférés sur d’autres comptes domiciliés en France ou à l’étranger, retirés en espèces, ou utilisés pour acquérir des biens de consommation dont du matériel électronique et informatique.
Fraude au compte personnel de formation avec usurpation d’identité et blanchiment des sommes perçues par un circuit complexe
Explication du circuit identifié
- Trois sociétés agréées de formation professionnelle de création récente (rang 1) reçoivent 1,8 M€ de la Direction des retraites de la solidarité de la Caisse des dépôts et consignations, alors qu’elles n’enregistrent aucune dépense de personnel ni de sous-traitance et que l’une de ces sociétés pourrait avoir usurpé l’identité de personnes physiques afin de débloquer les fonds.
- Les fonds reçus sont transférés à un ensemble de sociétés spécialisées dans le commerce et le BTP (rang 2), dont une partie a servi à l’acquisition de véhicules de luxe. Des données et identifiants de connexion communs ont été identifiés entre les sociétés de rang 1 et les sociétés de rang 2.
- Les sociétés de rang 2 ont expédié les fonds à un ensemble de sociétés de l’Union européenne (rang 3) actives dans le commerce de véhicules, les produits vétérinaires, le commerce de gros d’accessoires de téléphonie, la vente de cartes téléphoniques prépayées.
Les éléments suivants constituent des critères qui doivent systématiquement alerter les professionnels déclarants :
- la société est de création récente ou a enregistré récemment un changement d’activité pour la formation continue pour adulte, ou un changement de dirigeant/associés ; les dirigeants/associés ne disposent pas de qualifications particulières pour la formation pour adultes ;
- la société n’a procédé à aucune déclaration préalable à l’embauche, n’a déclaré aucun salarié et ne procède à aucun versement de salaire;
- la société est domiciliée chez un prestataire de services et ne dispose pas de locaux dédiés à la formation ou ne présente pas de dépenses liées à la formation;
- le constat d’une hausse du chiffre d’affaires sur une courte période, résultant exclusivement ou principalement de virements émis par la DRS de la CDC au titre du CPF;
- le transfert des fonds reçus au titre du CPF à destination de sociétés tierces sans lien avec des activités de formation, ou vers des comptes étrangers ;
- le transfert des fonds reçus au titre du CPF au bénéfice du dirigeant, des associés ou de leur entourage personnel;
- l’utilisation des fonds pour l’acquisition de biens immobiliers ou à la consommation sans lien avec l’activité.
Détectée par TRACFIN à la fin d’année 2020, cette typologie de fraude a permis de transmettre à l’autorité judiciaire cinq dossiers entre novembre et décembre 2020, pour un montant total de près de 8 M€ identifiés et une moyenne de 1,5 M€ par dossier. Cette tendance se confirme en 2021 avec autant de dossiers transmis lors des premiers mois de l’année.
Outre une sensibilisation des assujettis dès les premiers signalements traités, TRACFIN a rapidement collaboré avec la CDC afin d’endiguer le phénomène grâce à l’échange d’informations opérationnelles relatives à des organismes compromis et au renforcement de la procédure d’accès en ligne au CPF, depuis adossé à la procédure d’authentification délivrée par «France Connect».
Téléchargez le rapport TRACFIN de 2020
2021 : une aggravation du phénomène qui a évolué au gré du renforcement du dispositif
Dans le cadre de son travail de lutte contre les atteintes aux finances publiques, TRACFIN a maintenu en 2021 une vigilance particulière sur les fraudes au compte personnel de formation (CPF) identifiées en 202026. Ces dernières se sont aggravées en 2021 au gré des évolutions du dispositif.
Comme expliqué ci-dessus, dès l’été 2020, TRACFIN a été alerté par plusieurs signalements révélant des escroqueries dans l’application du dispositif associé au CPF. La fraude reposait alors majoritairement sur des usurpations d’identité, facilitées par les failles du dispositif. En effet, le CPF était consultable et mobilisable en associant simplement le numéro de sécurité sociale et le mot de passe saisi lors de l’inscription. Les mécanismes de fraude mis au jour impliquaient l’organisation de formations fictives avec usurpation de l’identité des bénéficiaires du CPF ou avec leur éventuelle complicité, permettant ainsi d’obtenir le déblocage des fonds. Ces derniers étaient ensuite rapidement transférés vers des comptes tiers, domiciliés en France ou à l’étranger, ou retirés en espèces. Ils pouvaient également servir à acquérir des biens de consommation (type matériels électroniques et informatiques, téléphonie, etc.) qui étaient soit distribués, soit revendus contre des espèces.
Rappel des grands chiffres du CPF
Au 30 septembre 2021, la CDC affichait les chiffres clés suivants : 38,8 millions de personnes titulaires d’un compte CPF pour un montant moyen par CPF de 1 500 €, plus de 23600 organismes de formation concernés et 2,86 millions de dossiers acceptés depuis novembre 2019, représentant une dépense de 3,7 Mds€.
Persistance de la fraude au CPF
En 2021, TRACFIN a constaté une persistance de la fraude au CPF qui s’est adaptée au renforcement du dispositif par le déploiement d’une authentification renforcée grâce au portail France Connect, permettant de circonscrire les risques d’usurpations d’identité. La fraude au CPF se manifeste désormais par des mécanismes de fraude plus protéiformes : inscription de plusieurs personnes appartenant au même réseau à des formations fictives ou non réellement suivies, démarchage et incitations aux inscriptions par des offres de rétrocessions aux stagiaires bénéficiaires du CPF sous la forme de cadeaux, cartes prépayées ou commissions de parrainage. Les profils des fraudeurs se révèlent eux-mêmes plus diversifiés. Le dispositif intéresse de nombreux acteurs de la délinquance financière et notamment, au-delà de fraudeurs opportunistes agissant pour leur propre bénéfice, des réseaux de criminalité organisée, dont des affairistes déjà connus dans le cadre de fraudes aux certificats d’économie d’énergie. TRACFIN appelle les déclarants à maintenir une vigilance particulière sur :
- Les sociétés de création récente ou ayant enregistré récemment un changement d’activité pour la formation continue pour adultes, ou un changement de dirigeant/associé ;
- les dirigeants/associés sans qualification particulière pour la formation pour adultes et une absence de salariés déclarés ;
- la domiciliation de la société chez un prestataire de services et l’absence de locaux dédiés à la formation (ou de dépenses liées) ;
- l’explosion du chiffre d’affaires sur une courte période, résultant exclusivement ou principalement de virements émis par la CDC
- au titre du CPF ;
- les transferts de fonds rapides maintenant un solde du compte proche de zéro.
Une attention particulière doit également être portée sur les flux débiteurs lorsque ceux-ci :
- sont sans lien avec l’activité de formation (virements vers des sociétés tierces sans cohérence d’activité, vers des comptes étrangers ouverts auprès de néobanques) ;
- sont émis exclusivement ou principalement au bénéfice du dirigeant, des associés ou de leur entourage familial ;
- sont émis au bénéfice de centres d’appel ou call-centers (en France ou à l’étranger) ;
- servent à acheter des biens de consommation sans lien avec l’activité ou, si le lien est envisageable, dans des proportions excédant les besoins attendus au regard de la connaissance du client ;
- ne font apparaître aucun versement de rémunération, qu’il s’agisse de salaires ou de prestations externalisées.
20 dossiers totalisant un enjeu global de 51 M€
La vigilance de TRACFIN a permis de transmettre à la justice, entre 2020 et 2021, 20 dossiers sur ce thème totalisant un enjeu global de 51 M€, soit une moyenne de 2,5 M€ par dossier. Le Service constate une recrudescence des cas de fraude au CPF en 2021 : le nombre de notes transmises à l’autorité judiciaire en 2021 a été multiplié par trois par rapport à 2020 (15 en 2021 contre 5 en 2020) et le montant total des enjeux financiers a été multiplié par plus de cinq, passant de 7,8 M€ à 43,2 M€.
Plusieurs de ces dossiers ont donné lieu à des saisies pénales effectives pour un total de 3,5 M€. Parmi les 20 dossiers transmis, dix31 mettent au jour des réseaux de fraudeurs particulièrement structurés et rattachés à des groupes criminels organisés. Ces dossiers représentent un enjeu global de 41,2 M€.
116 contre 10 en 2020 : une hausse significative de déclaration de soupçon
La hausse du nombre de dossiers transmis par TRACFIN s’explique par l’augmentation significative du nombre de déclarations de soupçon liées à une fraude au CPF par rapport à 2020 : 116 contre 10, soit une multiplication par près de douze en un an. Cette hausse démontre la vigilance accrue portée par les professionnels assujettis et résulte notamment des actions de sensibilisation menées par le Service avec la communication d’une fiche signalétique auprès des déclarants.
En parallèle, TRACFIN a poursuivi sa collaboration avec la CDC afin d’endiguer le phénomène grâce à l’échange d’informations opérationnelles relatives à des organismes compromis.
Explication du circuit identifié
- La société A, spécialisée dans la formation continue d’adultes, est dirigée par Monsieur X. Créée en septembre 2020, elle ne déclare aucun salarié. Elle reçoit plus de 8 M€ de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) au titre du compte personnel de formation (CPF) sur la base de fausses attestations de stagiaires.
- Une part importante des sommes perçues par la société A au titre du CPF est transférée vers des personnes physiques et morales liées à Monsieur X, dont des sociétés actives dans les secteurs du BTP et du conseil (1 M€), une association présidée par le frère de Monsieur X (3 M€) et deux membres de la famille de Monsieur X (200000 €). Une partie des fonds versés sur le compte de l’association est utilisée pour l’achat de véhicules et de montres de luxe par le frère de Monsieur X. Enfin, 300 000 €
perçus par la société A au titre du CPF ont été transférés en faveur de personnes physiques enregistrées comme stagiaires de la société Ayant initialement sollicité le paiement du CPF. - Au cours de l’année 2021, la CDC procède à l’arrêt des versements à la société A au titre du CPF en raison de graves soupçons de fraude fondés sur l’obtention de fausses attestations de stagiaires et du constat d’une croissance très rapide de l’activité de la société au regard de sa création récente. La CDC obtient également le retrait de l’agrément de formation de la société A.
- À compter du retrait de cet agrément, Monsieur X tente de percevoir 6 M€ supplémentaires de la part de la CDC au titre du CPF à travers une structure nouvellement créée, la société B, domiciliée à la même adresse que la société A. La CDC a toutefois procédé au blocage des fonds.